« Le rituel chaldaïque de la toupie d’Hécate »

Résumé

On doit au philosophe byzantin Michel Psellos (1018-ca 1081) plusieurs traités, fondés principalement sur le Commentaire perdu de Proclus aux Oracles Chaldaïques, qui sont commodément accessibles dans le volume de la Collection des Universités de France (des Places 1971) et dans l’édition critique de Dominic O’Meara (1989). Dans l’Ἐξήγησις τῶν χαλδαϊκῶν ῥητῶν, Commentaire des Oracles Chaldaiques [= Philosophica minora II 38 O’Meara], on lit (voir CUF p. 170-171) un chapitre étrange décrivant un rituel d’évocation. Ἐνέργει περὶ τὸν ἑκατικὸν στρόφαλον, « Agis sur la toupie d’Hécate » (OC 206). Il s’agit d’une sphère en or (σφαῖρα χρυσή) contenant un saphir et « portant des ‘caractères‘ sur toute sa surface » (δι’ ὅλης αὐτῆς ἔχουσα χαρακτῆρας), que l’on fait tourner (στρεφομένη) en la fouettant à l’aide d’une lanière en cuir de taureau (διὰ ταυρείου… ἱμάντος). Psellos nous dit que les théurges (non mentionnés, mais impliqués par le contexte) procédaient aux évocations en faisant ainsi tourner la toupie (ἣν δὴ στρέφοντες ἐποιοῦντο τὰς ἐπικλήσεις). Ce type d’instrument théurgique (στρόφαλος), qui peut revêtir diverses formes (sphérique, triangulaire ou autre) porte aussi, selon Psellos, le nom de ἴυγξ (ἴυγγες), alors que Proclus dans la Vie de Marinus (VP 28. 10 et 20) distingue les deux objets. Une évocation du caractère « barbare » de ce rituel consistant à faire tournoyer (δονοῦντες) la toupie en fouettant l’air (τὸν ἀέρα μαστίζοντες) – pratique bien attestée dans le domaine des jeux d’enfants évoque aussi des émissions de cris ou de sons dénués de significations, ou bestiaux (τοὺς ἀσήμους ἢ κτηνώδεις ἐξεφώνουν ἤχους), ainsi que des rires (γελῶντες) qui sont à interpréter dans le sens d’une manifestation irrationnelle. La dimension sensitive et émotive du rituel est remarquable : le bruit de l’air fouetté, les cris bestiaux et peut-être surtout les phénomènes lumineux émis par l’or et le saphir qui jettent des éclats brillants dans leur mouvement circulaire. Puis Psellos dégage le sens du rituel (τελετή), son « enseignement » (διδάσκει) : c’est le mouvement circulaire de la toupie (κίνησις) qui « accomplit le rite » (τὴν τελετὴν ἐνεργεῖν), et ce mouvement possède une « puissance indicible », une δύναμις ἀπόρρητος – et l’on reconnaît le parfum néoplatonicien de ce vocabulaire (ἐνέργεια et δύναμις), ce qui suggère une interprétation philosophique (Proclus ?). La toupie est nommée ἑκατικὸς στρόφαλος, « toupie d’Hécate » car consacrée (ἀνακείμενος) à cette déesse. Cela signifie-t-il que Hécate, déesse médiane de la triade chaldaïque (Père ou premier Intellect / Hécate-δύναμις / le second intellect, démiurgique), est l’instance opératrice des évocations, de toutes les évocations ? Ne peut-on imaginer plutôt que le rituel de la toupie soit destiné à évoquer Hécate elle-même, dont l’interpetatio platonica assume la place médiane dans la triade chaldaïque, que l’on retrouve, multipliée, aux divers niveaux de la hiérarchie proclienne? Plusieurs autres oracles (OC 146-148) concerneraient, selon Hans Lewy, les signes précurseurs de l’apparition de la déesse, puis l’épiphanie elle-même, et dans cette hypothèse on pourrait supposer que le rituel de la toupie d’Hécate déclenche, par le mouvement, les sonorités, les phénomènes lumineux, une apparition théophanique de la déesse, dont la description (« elle tient à main droite la source des vertus et à main gauche celle des âmes », ἐν δεκιᾷ μὲν αὐτῆς ἔχουσα τὴν πηγὴν τῶν ἀρετῶν, ἐν δὲ ἀριστερᾷ τῶν ψυχῶν), apparaît ailleurs (OC 51, 52, 54). Aucune statue d’Hécate répondant à cette description n’est archéologiquement attestée (voir le LIMC), et l’on peut supposer la relation d’une vision autophanique. Proclus lui-même avait bénéficié d’apparitions d’Hécate et leur a consacré un traité (Marinus, VP, 28.17-19 φάσμασι μὲν Ἑκατικοῖς φωτοειδέσιν αὐτοπτουμένοις ὡμίλησεν, ὡς καὶ αὐτός που μέμνηται ἐν ἰδίῳ συγγράμματι, « il bénéficia d’apparitions lumineuses d’Hécate, face à face, comme il le relate lui-même quelque part dans un écrit particulier »). Et sa théologie, qui intègre au platonisme les révélations orphique et chaldaïque, accorde à la déesse une position très précise, dans le plan intellectif, entre Cronos et Zeus (au niveau de Rhéa), entre le ἅπαξ ἐπέκεινα et le δὶσ ἐπέκεινα des Chaldéens, comme puissance de production, de vie, de procession, comme source des âmes (et de l’Âme du Monde). Un instant fasciné, de toute évidence, par la description du rituel, Psellos le balaie du revers de la main par conviction ou par prudence (ἔστι δὲ τὸ πᾶν φλύαρον, « Mais tout cela n’est que bavardage », ce sont des bêtises). Les néoplatoniciens de al fin de l’Antiquité, eux, tenaient en haute estime la théurgie et la pratiquaient, elle tenait sans aucun doute une place dans le dispositif des pratiques anagogiques, et il n’est pas exclu que l’évocation d’Hécate ait, dans cette perspective, permis une remontée jusqu’aux dieux intellectifs.


    Bibliographie indicative sur les Oracles Chaldaïques et la théurgie

    Éditions
    É. des Places, éd. Oracles Chaldaïques, avecun choix decommentaires anciens, Paris, CUF, 1971 (19892, 3e tirage revu et corrigé par A.-Ph. Segonds, 1996) ; cf. id., « Le renouveau platonicien du XI° siècle : Michel Psellus et les Oracles chaldaïques », dans Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 110, 2, Année 1966, p. 313-324.

    D. J. O’Meara, Michaelis Pselli Philosophica minora. I. Opuscula psychologica, theologica, daemonologica, Leipzig, Teubner, 1989.

    W. Kroll, De Oraculis Chaldaicis (coll. « Breslauer Philologische Abhandlungen » 7, 1), Breslau 1894 (réimpr. Hildesheim 1962). Traduction en français : H. D. Saffrey, Wilhelm Kroll. Discours sur les Oracles Chaldaïques, Paris, Vrin (coll. « Textes et Traditions », 28), 2016.

    Ouvrages généraux
    H. Lewy, Chaldaean Oracles and Theurgy. Mysticism Magic and Platonism ni the Later Roman Empire, Le Caire, IFAO, 1956; Troisième éditionpar Michel Tardieu, avec un supplément “Les Oracles chaldaïques 1891- 2011” (Collection des Études Augustiniennes. Série Antiquité, 77), Paris, Institut d’Études Augustiniennes, 2011 (Paris, IEA, 19782).

    H. Seng, Un livre sacré de l’Antiquité tardive : les Oracles Chaldaïques (collection « Bibliothèque de l’École des Hautes Études. Sciences religieuses », 170), Turnhout, Brepols, 2016 (bibliographie).

    Oracles Chaldaïques et Proclus
    L. Brisson, notice « Oracles chaldaïques » (O 34), dans R. Goulet (dir.), Dictionnaire des Philosophes antiques, IV, Paris, CNRS éditions, 2005, p. 784-792.

    C. Luna et A.-Ph. Segondst, notice « Proclus de Lycie » (P 292), dans R. Goulet (dir.), Dictionnaire des Philosophes antiques, Vb, Paris, CNRS éditions, 2012, p. 1546-1657 (aux p. 1600-1606, avec un inventaire exhaustif des sources disponibles pour reconstruire le commentaire perdu de Proclus sur les OC).

    D. J. O’Meata, « Psellos’ Commentary on the Chaldaean Oracles and Proclus’ lost Commentary », dans H. Seng (éd.), Platonismus und Esoterik in byzantinischem Mittelalter und italienischer Renaissance (coll. «Bibliotheca Chaldaica », 3), Heidelberg, Universitätsverlag Winter, 2013, p. 45-58.

    Ph. Hoffmann, « Φάος et τόπος. Le fragment 51 des Places (p. 28 Kroll) des Oracles Chaldaïques selon Proclus et Simplicius (Corollarium de loco) », dans : A. Lecerf – L. Saudelli – H. Seng (éd.), Oracles chaldaïques : Fragments et philosophie (collection «Bibliotheca Chaldaica »), Heidelberg, Universitätsverlag Winter, 2014, p. 101-152.

    Τhéurgie
    Ilinca Tanaseanu-Döbler, Theurgyin Late Antiquity. The Invention of a RitualTradition, Göttingen, 2013.


    Documents complémentaires

    http://www.ieam.ulaval.ca/wp-content/uploads/2024/04/Dossier-P.-Hoffmann-glissees.pdf